C’est la spécificité commune des multiples perspectives genrées sur les phénomènes juridiques et politiques mondiaux qui appelle un moment autonome de réflexion et d’étude approfondie, au sein du panorama de recherche plus large de la philosophie du droit international et de la politique mondiale. Les études de genre s’intéressent de plus en plus aux processus économiques, sociaux et politiques contradictoires, dans lesquels coexistent des signaux opposés de marginalisation et de développement de la présence féminine sur la scène publique, et dans lesquels les femmes opposent souvent des tentatives de résistance et un laborieux protagonisme individuel et collectif aux politiques qui tendent à nier l’action féminine, par l’exclusion ou la victimisation paternaliste.

Les droits des femmes en politique

Il ne s’agit donc pas de décliner certains thèmes dans la sphère féminine, mais de saisir la “différence” qui s’introduit dans ces domaines d’analyse lorsque ce sont les femmes qui deviennent les interprètes directes et consciemment originales des phénomènes dont elles sont les protagonistes effectives ou les actrices ratées. Dans un espace de dialogue pluriel qui tente de rassembler les derniers courants théoriques, pris entre universalisme et relativisme, modernisation et culturalisme, l’accent est mis en particulier sur les contradictions internes du rapport entre diversité culturelle et différence sexuelle. C’est l’autonomie du corps et la liberté de choix en matière de sexualité et de procréation qui témoignent de l’impact que la morale religieuse et l’éthique partagée peuvent avoir sur les orientations individuelles, qui sont de moins en moins reléguées à la dimension privée et de plus en plus l’objet de discours publics.

Au-delà du schématisme facile qui réduit le problème au conflit irréconciliable entre les droits des femmes, en tant que droits humains, et les appartenances communautaires – religieuses et laïques -, il s’agit de prendre en compte une constellation dense de problèmes. Ceux qui sont isolés ci-dessous reçoivent actuellement le plus d’attention de la part de la recherche universitaire et des réseaux de gouvernance locaux et mondiaux. Sortir de l’alternative brutale entre la naturalisation de l’identité sexuelle – si le mot sexe a encore un sens politique – et la naturalisation des identités culturelles nécessite une confrontation sérieuse avec chacune de ces questions.

La question des droits des femmes est revenue au centre du débat public à l’échelle mondiale. De nombreuses questions, qui semblaient avoir été reléguées aux marges de la réflexion publique, ont regagné l’attention de la politique et des mouvements de femmes : les grands thèmes de la sexualité, de la maternité, des soins, de la participation à la sphère publique, du travail, de l’exploitation de l’image et du corps font à nouveau l’objet d’analyses approfondies, selon les perspectives les plus diverses, tant dans la sphère académique que dans les sphères politiques et associatives.
Cependant, il semble y avoir une sorte de mur qui résiste à ce grand travail de reconfiguration – théorique et pratique – de la condition des femmes dans les sociétés contemporaines, et qui reste imperméable aux revendications venant de la société civile et de la politique.
Dans certains cas, ce mur repose également sur les fondements des traditions religieuses qui continuent à défendre une vision du monde et des femmes qui semble encore fortement ancrée dans une logique patriarcale, voire dans des stéréotypes carrément sexistes. Bien loin du fait que aujourd’hui en 2021 depuis tant d’années les femmes ont le choix de leur vie et de leur corps. Une augmentation mammaire ce n’est pas que pour faire plaisir à Monsieur. Bien qu’il existe des expériences significatives du contraire – parfois répandues parmi les communautés de fidèles ou les associations ecclésiales, parfois directement promues par les hiérarchies religieuses elles-mêmes (pensez à l’église vaudoise ou à certaines églises évangéliques) – rites, liturgies, textes, réflexion théologique, le monopole masculin de la gouvernance confessionnelle, dans leurs nombreuses variations historiques, géographiques et spirituelles, témoignent de la survie au XXIe siècle d’orthodoxies qui luttent pour reconnaître pleinement les droits des femmes et empêchent les femmes elles-mêmes de participer pleinement à la “gestion” de la sphère religieuse. D’autre part, le pouvoir religieux, comme on le sait, agit encore intensément sur la vie politique et juridique d’États ou de régions entières de la planète afin d’influencer les politiques législatives sur les questions dites “sensibles” qui affectent directement la vie des femmes : la famille, la procréation, l’avortement, la contraception, l’homosexualité, l’éducation, etc.
Dans les pays occidentaux en particulier, la soi-disant sécularisation du droit et des droits permet depuis longtemps de distinguer et de donner du crédit avec une certaine approximation ce qui est public (le droit) de ce qui est privé (la religion). Toutefois, jusqu’à présent, on n’a pas suffisamment étudié dans quelle mesure la sphère privée (la foi religieuse) reste effectivement privée et dans quelle mesure elle ne continue pas à influencer indirectement et implicitement la sphère publique (la production juridique), notamment en ce qui concerne la condition des femmes, qui se situe traditionnellement à l’intersection des sphères publique et privée.
Des questions restent donc ouvertes au sein des religions et des communautés étatiques : est-il possible de configurer une société dans laquelle les droits des femmes sont respectés partout dans le monde, indépendamment de ce que disent parfois les religions, ou simplement en reléguant la “question religieuse” à l’autonomie de la sphère privée ? Est-il possible, au contraire, de renforcer une réflexion féministe sur l’héritage dogmatique, symbolique et culturel des différentes religions afin de révéler et de supprimer les mécanismes de domination masculine qui y sont présents ? Par ailleurs, les cultures religieuses peuvent-elles contribuer à l’affirmation des droits des femmes ?

Histoire de la Citoyenneté

Dans la phase actuelle, qui a débuté avec la Déclaration des droits de l’homme de 1948, l’affirmation des droits est devenue universelle, en ce sens que les destinataires ne sont plus seulement les citoyens de tel ou tel État, mais tous les êtres humains. Le concept de citoyenneté englobe désormais tous les êtres humains en tant que porteurs de droits fondamentaux égaux. À l’époque où nous vivons, définie par Bobbio lui-même comme “l’âge des droits”, les êtres humains ne sont pas seulement titulaires de droits en tant que citoyens d’un État, mais aussi titulaires de droits fondamentaux, au moins en théorie universellement indiscutables, idéalement reconnus et efficacement protégés. Le sujet de la citoyenneté a la possibilité d’entrer en relation avec un État, pas nécessairement le sien, et de faire valoir ses droits.

Dans le contexte de la philosophie politique actuelle, en résumé, la citoyenneté signifie la jouissance des droits civils, politiques et sociaux dans un État, mais aussi la jouissance des droits fondamentaux pour tous les êtres humains. Et c’est ce concept de citoyenneté/droits que D’Alessandro suit dans les temps modernes et contemporains, notamment dans certaines nations européennes et aux États-Unis.

L’auteur suit le chemin suivi par la citoyenneté, ou plutôt par les droits de la citoyenneté, un chemin qui voit les revendications des individus, des groupes, des classes qui ont demandé la reconnaissance de ces droits. L’histoire de D’Alessandro est une histoire multidisciplinaire, et il ne pouvait en être autrement, impliquant les sciences politiques, économiques, la philosophie du droit et de la politique, et l’éthique, et commençant au moment où la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a proclamé la souveraineté d’un peuple formé d’hommes libres et égaux, sanctionnant la fin de l’ancien régime. L’expression “hommes libres et égaux” doit être prise au pied de la lettre : il s’agissait alors, et pour longtemps encore, d’une question d’hommes, pas de femmes : quand on parle de citoyens actifs ou passifs, exclus ou inclus dans le vote, on ne considère même pas les femmes. Je suggère donc à l’auteur d’utiliser plus souvent, par exemple à la page 25, ou à la page 31 lorsqu’il parle du suffrage universel, le mot magique “masculin”, qu’un langage politiquement correct devrait en tout cas faire apparaître lorsque les institutions excluent, de droit ou de fait, les femmes : ainsi, s’il vous plaît, le championnat du monde de football pour les hommes, l’orchestre philharmonique de Berlin pour les hommes, tel jusqu’au moment où Abbado s’est battu pour ouvrir l’entrée aux femmes, et ainsi de suite.

Même en abordant la question de la négation des droits politiques, sociaux et civils, dans le fascisme italien, dans les dictatures roumaine, portugaise ou espagnole à partir de p. 43, on ne peut ignorer le fait que les femmes, dans beaucoup d’entre elles, n’en jouissaient pas du tout. À un autre moment, D’Alessandro parle de la négation des droits, de ce qu’il appelle “la page la plus noire de toute l’histoire des droits de l’homme, leur négation absolue” (p.54), à savoir la Shoah.

D’Alessandro est d’accord avec Bobbio pour considérer les droits comme historiques : historiques mais pas en évolution linéaire, comme l’avait interprété le théoricien de la citoyenneté moderne, Thomas Marshall, qui, à la fin des années 40, avait développé un schéma selon lequel les droits civils (c’est-à-dire les “droits de la liberté” qui comprennent le droit à la vie, à la sécurité et à la propriété, à la liberté de pensée et de religion, de réunion et de mouvement) se développent d’abord (à partir de l’Habeas Corpus), suivis des droits politiques et ensuite des droits sociaux. L’auteur critique ce schéma, et cela me semble être l’une des contributions les plus originales du livre, en préférant à un processus linéaire ce qu’elle appelle “une interaction dynamique qui procède par bonds et surtout diverge d’un pays à l’autre” (p.72). (p.72). C’est ce que l’on peut constater, par exemple, à un moment important de l’histoire récente de la citoyenneté, lorsque, dans les années 1960, nous avons assisté à l’émergence de “nouveaux sujets avec des droits”, un moment où la notion de citoyenneté a croisé celle de différence. La politique de la différence appelle à la reconnaissance de l’identité unique, distincte de celle de tout autre, de cet individu ou de ce groupe, en partant de l’idée fondamentale que cette différence a été ignorée, négligée, assimilée à une identité dominante ou majoritaire. Et cette assimilation est le péché capital contre l’idéal d’authenticité. Le problème de la politique de la différence est qu’elle nous demande d’accorder une reconnaissance et un statut à quelque chose qui n’est pas universellement partagé, ce qui semble entrer en conflit avec l’universalisme libéral des droits, comme dans le cas de la citoyenneté multiculturelle.

L’histoire des droits, nous dit Alexandre le Grand, n’est pas une histoire linéaire de leur destin magnifique et progressif : pour démontrer leurs risques et leurs ambiguïtés, l’auteur récupère la pensée de Michel Foucault et sa critique du pouvoir réticulaire et rhizomatique, des micro-pouvoirs qui se glissent dans les micro-fissures de la société et des institutions (en utilisant le langage de Foucault et de Deleuze), contrariant en partie les conquêtes des droits.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux nouvelles formes de citoyenneté : la citoyenneté des femmes, l’attention portée aux migrants, les initiatives civiques, les luttes fiscales, l’action des centres sociaux, les actions des écologistes, les mouvements, les ronds-points, autant d’initiatives qui revigorent l’action parfois tiède des institutions d’en bas. Enfin, la citoyenneté à l’ère de la mondialisation, avec les nouveaux problèmes du conflit entre liberté et sécurité, entre sécurité et droits, qu’Amnesty International vient de dénoncer. Tout cela, à l’ombre de quelques dieux tutélaires que sont, outre les susdits Foucault et Deleuze, les francophobes, Adorno, Marcuse et Habermas.